L'art des bulles : Le discours des “méthodes”
Méthode ancestrale ou rurale, méthode champenoise ou traditionnelle, pétillant naturel : l'art du vin effervescent ou mousseux emprunte des voies diverses.
Le dégagement de gaz carbonique dans le jus de raisin en cours de vinification et la capacité de mousser est un phénomène naturel lié au processus fermentaire. Avant le développement moderne de la science œnologique, ce processus fermentaire connaissait souvent une interruption incontrôlée durant le froid de l'hiver puis une reprise au retour du printemps : les vins mis en bouteille avant la fin de la fermentation connaissaient ainsi un nouveau départ en activité de façon empirique et le dégagement de gaz carbonique leur donnait un caractère effervescent. C'est l'origine de la méthode dite “ancestrale” ou “rurale” de divers vignobles historiques (Limoux, Gaillac, Die), qui est, plus largement et de façon plus contrôlée (opération de passage au froid pour interrompre la fermentation en cours, et éventuellement filtration), celle du “pétillant naturel”, type d'effervescent aujourd'hui répandu en nombre de régions viticoles de France et d'ailleurs.
Très différente est l'histoire du vin mousseux en Champagne, vignoble septentrional frais qui a longtemps privilégié les vins rouges de pinot noir avant de commencer à reconnaître, à partir des XVIe-XVIIe siècles, la qualité de ses vins blancs et surtout gris (blancs de pinot noir et/ou de pinot gris), tous vins “tranquilles”. Pour les Champenois, le retour aléatoire d'une activité fermentaire au sortir de l'hiver était considéré comme un handicap, mais ce stade mousseux ou “moustillant” dans le vin avait néanmoins des adeptes, particulièrement en Angleterre où les amateurs recherchaient dès la seconde moitié du XVIIe siècle les mises précoces (lune de mars) en bouteilles et n'hésitaient pas à redonner de la vigueur au vin et à sa mousse en ajoutant du sucre. Une mode naissante qui gagne bientôt la France au cours du XVIIIe siècle, la pratique de l'adjonction de sucres se développant en Champagne au XIXe siècle, étayée par différentes découvertes majeures sur le processus fermentaire : la découverte par Chaptal du rôle du sucre puis par Pasteur de la fonction des levures. Les bases scientifiques sont ainsi établies pour provoquer de façon maîtrisée – et non plus subir – le phénomène de la mousse et assurer la “prise de mousse” par l'apport dans le vin “tranquille” en bouteille d'une “liqueur de tirage” (sucre + levures) : la “méthode champenoise” était née. Cette même méthode sera celle, sous le nom distinctif de “méthode traditionnelle”, des mousseux de régions autres que la Champagne et nommés crémants (crémant de Loire, crémant du Jura, etc.) ainsi que des mousseux d'autres pays (“metodo classico” italien, “sekt” allemand, etc.). Dans ces mousseux de méthode traditionnelle, certains producteurs préférent à la liqueur de tirage un ajout de moût frais avec ses sucres et levures naturels.
Pour stabiliser la champagnisation et éviter la “casse”, longtemps catastrophique, il va être nécessaire de perfectionner la résistance des bouteilles en verre et d'ajuster la composition de la liqueur de tirage, à savoir 24 g de sucre par litre pour une pression de 5 ou 6 atmosphères (ce qui revient à une “chaptalisation” qui augmente le taux d'alcool de plus de 1°) et, dès le début du XXe siècle, levures sélectionnées par culture dans des laboratoires régionaux. Et également de mettre au point le bouchage final avec un bouchon de liège approprié et maintenu par un muselet. Progressivement, au long du XIXe siècle, les savoir-faire s'affinent : “mise sur pointe” et “remuage” des bouteilles pour permettre au dépôt de lies de descendre dans le goulot puis d'être expulsé lors de l'opération de “dégorgement” avant le bouchage définitif, qui peut être précédé de l'adjonction d'une “liqueur d'expédition”, c'est-à-dire de vin ou eau-de-vie + sucre de “dosage” pour rééquilibrer l'acidité du vin et définir les différents types de champagne aujourd'hui réglementés :
Brut Nature | 0 dosage |
Extra-Brut | Moins de 6 g de sucre par litre |
Brut | Moins de 12 g de sucre par litre |
Extra-Dry | Entre 12 et 17 g par litre |
Sec | Entre 17 et 32 g par litre |
Avant dégorgement, le champagne doit légalement respecter un temps de maturation sur lies “sur lattes” d'au minimum 3 mois puis vieillir au moins 1 année, et, pour le champagne millésimé, au moins 3 années. Cette maturation – généralement prolongée bien au-delà du minimum légal – met en jeu le phénomène d'oxydo-réduction (rapport avec la petite quantité d'oxygène présente) et le phénomène d'autolyse, processus de dégradation biochimique des levures mortes constitutives des lies libérant de nombreux composants qui nourrissent le vin en termes de texture (finesse de bulles, bouche “crémeuse”) et de complexité aromatique et gustative au-delà des nuances fruitées et florales (note briochée, note fruits secs, note épicée, discret rancio).
Le vignoble de Champagne est dominé depuis le XVIIIe siècle par les maisons de négoce, avec un statut dit de négociant-manipulant (code NM), et également, depuis le début du XXe siècle, par les coopératives de viticulteurs, avec un statut dit de coopérative de manipulation (code CM), fortes de leur immense capacité d'approvisionnements variés (terroirs, régions, cépages) et d'assemblage. Mais les champagnes de vignerons, avec un statut dit de récoltant-manipulant (code RM), qui vinifient uniquement la production de leurs vignes (souvent quelques ha) et mettent ainsi en valeur leur terroir propre, ont considérablement gagné en importance et en réputation.