Comment approcher le vin “nature”

Que dit (ou pas) l'étiquette d'un vin “nature” ?

La prolifération dans les années de l'après-Seconde Guerre mondiale des produits chimiques de synthèse et des techniques correctives destinés à la culture de la vigne et à la vinification a ouvert la voie à une industrialisation et à une standardisation des vins. À l'opposé de cette évolution qui contredit la notion d'Appellation d'Origine, nombre de vignerons affirment leur fidélité à l'expression naturelle et authentique du terroir, se mettant ainsi en marge d'un système d'AOC qui génère des étiquettes trop souvent dévalorisées.

Le vignoble français est structuré depuis les années 30 par un système fondé sur la notion de terroir et reposant sur le concept d'Appellation d'Origine Contrôlée (AOC), devenu Appellation d'Origine Protégée (AOP) dans la législation européenne. Pour chaque vin l'obtention de son appellation est soumise au respect d'un cahier des charges précis et à un “agrément” à l'issue d'une dégustation sous le contrôle de l'INAO. L'AOC d'un vin a longtemps été une marque d'authenticité et de qualité. Mais l'après-Seconde Guerre mondiale a vu l'industrie proposer un arsenal de produits chimiques de synthèse et de techniques correctives destiné à la culture de la vigne (herbicides et pesticides divers) et à la vinification (chaptalisation, acidification, levures et bactéries exogènes, intrants tels que le soufre, notamment) : c'était la voie ouverte à une industrialisation du vin qui a conduit, avec le couperet sélectif de l'agrément, à une standardisation des vins – sous couvert de “typicité” – contraire à l'idée même d'origine, c'est-à-dire de signature spécifique de chaque terroir.

Dans ce contexte, à partir des années 80-90, nombre de vignerons refusent le secours abusif de la chimie et de la technologie et signent des vins respectueux du vivant, aujourd'hui appelés vins “nature”, mais sans définition légale. Souvent jugés non conformes au modèle standard, ils ont été exclus ou sont sortis volontairement d'un système des appellations qui a perdu son sens premier. Alors que l'étiquette d'un vin agréé porte la mention de son appellation, un vin non agréé devient un “simple” Vin de Table ou de France interdit de mention d'origine, une catégorie jadis peu valorisante mais où trouvent aujourd'hui refuge certaines des cuvées les plus authentiques d'un vignoble, des vins presque toujours certifiés en bio ou biodynamie. Dès lors, pour identifier un vin nature sans mention d'origine et ne pas passer à côté, il faut soit s'en tenir à la réputation du vigneron, soit s'en remettre aux explications du sommelier ou du caviste qui le propose…


 

Comment aborder un verre de vin “nature” ?

Un vin “nature” est un vin vivant exempt de tout produit destiné à modifier sa nature. “Vivant” et libre, ce qui implique des variations gustatives en fonction de certains paramètres qu'il faut appréhender pour mieux apprécier les qualités et la singularité de chaque cuvée.

Par définition – même si la revendication “nature” n'est pas définie légalement, outre une certification bio ou biodynamie –, un vin “nature” est un vin “vivant” exempt de tout produit destiné à modifier sa nature, c'est-à-dire à modifier son profil propre résultant du sol, du climat de l'année et des cépages : avec des raisins les plus sains et mûrs possible, le vigneron fait les choix de vinification et d'élevage les plus aptes à traduire la nature – fruit, richesse, acidité, équilibre – de chaque vendange. L'absence d'adjuvants contraignants garantit le caractère vivant du vin, et l'absence de soufre ajouté (une petite quantité de soufre est produite naturellement par les levures en cours de fermentation) autorise la libre expression du raisin et du terroir, en même temps qu'une bonne digestibilité du vin. Le caractère vivant et la liberté d'expression du vin nature induisent des variations gustatives en fonction de certains paramètres. En tout premier lieu des paramètres régis par la Nature, notamment ceux qui dépendent du cycle lunaire, dont l'influence est grande sur les phénomènes naturels : lors du “nœud lunaire” (moment – deux fois par mois lunaire – où l'orbite de la Lune croise le plan de rotation de la Terre autour du Soleil) le vin est souvent rétracté, introverti, et dans la succession des jours “racine”, “feuille”, “fleur”, “fruit” (selon la position de la lune par rapport aux constellations) le vin révèle l'une ou l'autre de ses facettes, plus ou moins favorablement. Enfin, encore plus que d'autres, le vin nature exige un verre adapté (type INAO) – c'est-à-dire assez ouvert pour permettre l'aération appropriée de cuvées souvent “réductrices”, et assez refermé pour retenir les arômes –, et une température la plus juste possible pour optimiser l'équilibre fruit-alcool-acidité-matière.

 

Qu'en est-il du goût, des goûts ?

Réduction, oxydation, alcool, acidité, fruit, minéralité : de multiples paramètres forment la personnalité complexe d'un vin et composent, selon les options de chaque vigneron, un équilibre gustatif propre à chaque cuvée.

Dans le vin nature, la volonté de s'interdire l'ajout de soufre – antioxydant et antiseptique – ou d'en réduire l'apport au strict minimum implique des précautions pour éviter une oxydation non maîtrisée (effet d'un excès d'oxygène), et donc privilégier une tendance “réductrice” (effet d'un manque d'oxygène), surtout dans la jeunesse du vin. En conséquence, il convient d'aérer le vin au moment de la dégustation pour qu'il révèle toutes ses qualités, soit en l'agitant dans le verre soit en carafant le contenu de la bouteille. Le respect du vivant, c'est le respect du terroir avec ses diverses caractéristiques (nature du sol et sous-sol, exposition, conditions climatiques et sanitaires du millésime) transmises par le(s) cépages(s) adapté(s) et interprétées par le vigneron : les notions de “fruit” – en quelque sorte le goût du raisin mûr tel qu'en lui-même –, de “matière” – le mariage des tannins, de l'alcool et de l'acidité – et de “minéralité” – la signature du sol où plongent naturellement les racines – dessinent la physionomie du vin, et les choix du vigneron (date de la vendange, options de vinification, élevage, mise en bouteille) construisent sa personnalité. La synthèse de ces divers éléments forme l'expression aromatique du vin (le “nez” du vin), sa puissance (richesse alcoolique), sa structure (densité du jus, grain des tannins, vigueur de l'acidité) et sa texture (onctuosité, tension, minéralité), le tout dans un équilibre gustatif propre à chaque cuvée, qui reste le fin mot de la réussite expressive du vin.

 

D'hier à aujourd'hui, le vin naturel

Tandis qu'au cours des décennies de l'après-Seconde Guerre mondiale la viticulture entrait dans une ère productiviste et industrielle, la réaction se développait avec d'autres exigences : agrobiologie, biodynamie, et, plus radicale dans le refus des intrants et d'un interventionnisme abusif, l'idée de vin “nature”.

Pendant des millénaires, la viticulture et la vinification ont évolué de façon empirique sur la base d'observations et d'expérimentations, voire de hasards, avec des pratiques diverses selon les contextes locaux (climatiques, géologiques, ampélographiques, culturels, etc.). Ce n'est qu'au XIXe siècle que l'existence et la fonction des levures dans la fermentation alcoolique seront découvertes (Pasteur), et seulement au XXe siècle que l'incidence des bactéries sur l'acidité naturelle du moût sera comprise (fermentation malolactique), permettant ainsi la maîtrise de la “chaptalisation” (ajout de sucre au moût pour augmenter la richesse alcoolique) et de l'acidification. Dans le même temps (fin XIXe-début XXe), les atteintes des maladies de la vigne (oïdium, mildiou) en Europe, et notamment les destructions dues au phylloxera, imposent une reconstitution des vignobles sur des bases nouvelles : greffage des cépages sur porte-greffes américains résistants, sélection de cépages, bientôt opérée par sélection “clonale” (années 60), plantation en rangs, qui va ouvrir à la mécanisation de la culture, etc. Les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale sont celles de l'essor des herbicides et autres pesticides ainsi que des engrais (minéraux et organiques) qui compensent l'appauvrissement des sols consécutif : les modifications des pratiques de la viticulture – de plus en plus monoculture – la font dès lors entrer dans une ère productiviste et industrielle.

À partir de la seconde moitié du XXe siècle la viti-viniculture, toujours de moins en moins “naturelle”, a acquis la capacité à gérer la santé de la vigne par les traitements phytosanitaires et à intervenir dans les processus de vinification par l'utilisation de levures et bactéries sélectionnées issues de l'industrie et par l'apport de divers intrants œnologiques, dont le dosage systématique en soufre. La majorité des vins ainsi produits, avec les conseils d'œnologues, sont généralement exempts de graves défauts, mais aussi de caractère de terroir et de personnalité. En réaction à ce contexte de standardisation et de perte de naturel de la viticulture “conventionnelle”, les préceptes de la culture biologique ou biodynamique ont conquis, à partir des années 60 et surtout 80-90, un nombre grandissant de vignerons soucieux de ne pas détruire le bon fonctionnement du sol, de la plante et de la biodiversité : préserver les micro-organismes, les vers de terre, la faune et la flore qui assurent la vie naturelle du sol et la nourriture de la vigne (matières organiques et minérales), rester fidèle à un authentique caractère de terroir. Mais aux exigences de la culture bio/biodynamique, complétées de règles relativement restrictives concernant les fermentations (peu restrictives en bio, plus restrictives en biodynamie), certains vignerons ont ajouté des exigences plus strictes en matière de vinification, s'interdisant en cave comme dans la vigne toute “chimie” et tout apport d'intrants, hormis éventuellement une faible dose de soufre : une tendance radicale qui a donné naissance à des vins bientôt baptisés “naturels” ou “nature”.

 

Le(s) mouvement(s) bio, biodynamique, “nature”

En France, l'agrobiologie et la biodynamie se sont structurées en mouvements dès le début de leur développement dans les années 70, avec des cahiers des charges précis et des labels. Plus exigeant – mais sans réglementation ni label officiels, seulement des principes éthiques –, le courant du vin “nature” s'est donné un cahier des charges qui exclut tout produit chimique (hormis éventuellement une très légère dose de soufre).

C'est sur la base d'un refus des produits chimiques de synthèse au profit d'un équilibre naturel entre le sol, la plante et l'environnement que le mouvement de la culture biologique s'est développé. Il s'est organisé en association privée Nature & Progrès, avec un cahier des charges, un logo et une certification (1973), puis le ministère de l'Agriculture a créé en 1985 le label AB (certification “Vin issu de raisins en agriculture biologique”), délivré et contrôlé par des organismes certificateurs indépendants (Ecocert, Agrocert, Qualité France, etc.). Pour l'ensemble de l'Europe viticole, la Commission européenne a doté la culture bio d'un label Agriculture biologique (“eurofeuille”) en 2010, puis élaboré une législation (culture et vinification) du Vin biologique en 2012 jugée par beaucoup comme beaucoup trop laxiste et peu conforme à la véritable éthique bio.

La biodynamie est une des facettes de la “philosophie” du penseur autrichien Rudolf Steiner, pour qui les sciences de la nature et l'approche du monde de l'esprit sont une seule et même démarche. Face à la dégénérescence des sols et à la dégradation des produits agricoles, ses Cours aux agriculteurs (1924) développent une conception de la terre envisagée comme un ensemble vivant et de l'agriculture comprise comme une stimulation des forces qui agissent sur la nature. Ses suiveurs ont mis en œuvre ses idées, notamment par des pratiques culturales qui tiennent compte de l'influence de la lune et des planètes et par des préparations à base de matière végétale, minérale et animale, des décoctions et des tisanes diverses destinées à stimuler la vie du sol et de la plante et à favoriser leur équilibre et leur autodéfense. Sous le nom de la marque collective internationale Demeter ont été créés en 1979 l'association et le label des biodynamistes français regroupés au sein du Mouvement de l'agriculture biodynamique (MABD), tandis que le Syndicat international des vignerons en culture biodynamique (SIVCB), fondé en 1996, a créé son label Biodyvin. Proches dans leur contenu, les cahiers des charges Demeter et Biodyvin sont nettement plus stricts que la réglementation européenne du vin biologique.

Malgré les exigences des labels bio et biodynamiques, leurs cahiers des charges autorisent un certain nombre d'intrants : ainsi, par exemple, concernant l'ajout de soufre (SO2), – face aux doses autorisées pour les vins conventionnels (150 mg/l pour les rouges secs, 200 mg/l pour les blancs et rosés secs) – le label bio européen autorise 100 mg/l pour les rouges secs et 150 mg/l pour les blancs et rosés secs, les labels Demeter et Nature & Progrès autorise 70 mg/l pour les rouges secs et 90 mg/l pour les blancs et rosés secs, et le label Biodyvin autorise 80 mg/l pour les rouges secs et 105 mg/l pour les blancs et rosés secs. La notion de vin “naturel” s'est développée à partir des années 80 sur la base des principes bio/biodynamiques, mais aussi d'un refus des intrants jugés abusifs, hormis éventuellement une très légère dose de soufre (10 mg/l de SO2 total à la mise en bouteille) : une philosophie “nature” de la vigne à la mise en bouteille, qui préside à la création en 2005 de l'Association des vins naturels (AVN). En 2012 l'association Vins S.A.I.N.S. (“vins sans aucun intrant ni sulfite(ajouté)”) est allé plus loin en s'interdisant tout ajout.

À noter que de nombreux vignerons travaillant dans l'esprit bio, biodynamie ou vin nature ne jugent pas utile de rechercher un label, privilégiant l'adhésion à une éthique plutôt que la soumission à une réglementation discutable.